Dossia Avdelidi

La psychose ordinaire- Ντόσια Αβδελίδη, Ψυχαναλύτρια - Ψυχολόγος

Conférence à l’université de Strasbourg le 17/1/2018

1. Le terme

Le terme de psychose ordinaire a été introduit pour décrire des sujets psychotiques qui ne présentent pas de symptômes extraordinaires, qui n’ont pas de phénomènes élémentaires significatifs et chez qui on ne rencontre ni délire articulé ni hallucinations. Déjà, pour arriver à définir la psychose ordinaire, on doit décider quels sont les phénomènes élémentaires significatifs et qu’est-ce qu’on veut dire quand on parle de délire articulé. Il y a de la place pour des interprétations subjectives. En fait, la psychose ordinaire n’est pas un concept, elle n’a pas une définition rigide. Il se peut nous dit Jacques-Alain Miller qu’elle ne constitue pas une catégorie objective, mais épistémique. Donc, chacun peut donner son sentiment et sa définition de cette catégorie clinique.

Jean-Claude Maleval affirme que « la clinique de la psychose ordinaire participe de la même structure, et qu’elle ne doit différer de la psychose clinique que par la discrétion de ses manifestations et par ses modes originaux de stabilisation[1] ». La psychose ordinaire, comme son nom l’indique d’ailleurs, est une psychose. Ce qui la différencie de la psychose clinique est l’ordinaire de ses symptômes ainsi que ses possibilités de pallier à ce qui dans la psychose clinique reste à ciel ouvert.

La psychose ordinaire est un terme introduit en 1998 par Jacques-Alain Miller. C’est le fruit de trois conversations des sections cliniques du Champ freudien qui ont eu lieu à Angers, à Arcachon et à Antibes. C’était la nécessite clinique, l’effet de surprise que certains cas provoquaient chez le clinicien, l’impossibilité de classer certains autres ainsi que les psychoses à bas bruit qui ont été le pivot de ces trois conversations.

Jean-Pierre Deffieux intitule un article paru il y a quelques années, « Y-a-t-il encore des névrosés ? ». Il s’agit d’un titre, comme l’avoue lui-même, un peu provocateur mais il estime que cette question n’est pas sans fondement. Sa thèse est que tout rond qui noue ensemble le réel, le symbolique et l’imaginaire est un Nom-du-Père. II se demande :

«  Comment placer dans la nosographie clinique des sujets qui, par exemple, relèvent d’un symptôme (nouage RSI) non œdipien sans présenter aucun signe de dénouage ou de débranchement ? Ils ne sont pas névrosés, mais ils ne sont pas non plus psychotiques au sens où l’on a l’habitude de l’entendre. Il y a peut-être là quelque chose à inventer, à nommer autrement[2]. »

Il estime alors qu’il y a une modalité contemporaine de nouage qui n’est pas œdipienne et qui concerne surtout les adolescents et les jeunes d’aujourd’hui :

« Peu de manifestations de l’inconscient, peu d’intérêt pour leur fonctionnement psychique, peu d’engagement d’une façon générale, en particulier dans l’amour et dans la vie de couple, peu de culpabilité, un désir peu décidé, mais en revanche un narcissisme fort et un exercice de la jouissance pulsionnelle, jouissance de l’Un, débridée, multiple et hors castration[3]. »

Qu’est-ce qui structure ces sujets ? Pour la plupart, Deffieux estime que ce n’est pas la névrose. Le terme de psychose ordinaire a été invité pour répondre à cette indétermination clinique.

La notion de la suppléance du Nom-du-Père et de sa compensation, mais surtout les dernières avancées de Lacan sur le nœud borroméen, peuvent rendre compte de la structure psychotique avant le déclenchement.

La psychose ordinaire est extraite du dernier enseignement de Lacan et ne répond pas à la logique de la chaîne brisée que Lacan décrit dans son texte «D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose». Dans cet écrit, l’ébranlement d’une identification imaginaire, par la venue en position tierce d’Un-Père, dans une relation imaginaire du sujet, déclenche la dissolution du trépied imaginaire.

Rien de tel dans la psychose ordinaire. On parle plutôt de débranchement. Dans la question préliminaire, c’est le défaut du Nom-du-Père à la place de l’Autre qui ouvre un trou dans le signifié et provoque le remaniement du signifiant jusqu'à ce que signifiant et signifié se stabilisent dans la métaphore délirante. Mais, la psychose ordinaire « est une psychose qui ne concorde pas avec l’émergence du réel de l’objet sans nom[4] ». On parle plutôt « des débranchements successifs d’avec la famille et tout ce qui tourne autour, les relations sociales, le monde[5] ».

C’était alors la nécessité clinique qui nous a conduits à l’élaboration du concept de psychose ordinaire. Pour Jean-Claude Maleval, cela a à faire avec notre capacité actuelle à distinguer la psychose ordinaire et avec le fait que jadis les psychotiques ordinaires étaient mieux compensés grâce aux idéaux forts[6]. Marie-Hélène Brousse avance que la psychose ordinaire est « la réponse clinique de la psychanalyse lacanienne aux changements de la subjectivité de l’époque[7] ».

2. Le cadre théorique

La psychose ordinaire est l’illustration de la clinique moderne, une clinique où la possibilité de suppléance du Nom-du-Père, ne se réduit pas à la métaphore délirante mise en place après le déclenchement. La forclusion du Nom-du-Père telle qu’elle est formalisée dans la question préliminaire, est inapte à rendre compte de la suppléance dans le dernier enseignement de Lacan, suppléance qui est mise en place, dans plusieurs cas, avant le déclenchement.

La notion du Nom-du-Père ainsi que celle de la forclusion ont bougé dans le dernier enseignement de Lacan. Le Nom-du-Père, n’est plus l’Autre de l’Autre mais est réduit au sinthome, à une fonction de nomination du réel. De ce fait, ce qui importe dans le dernier enseignement, c’est sa fonction, qui peut être remplacée par d’autres éléments. Dans la clinique borroméenne, la forclusion du Nom-du-Père est traduite par le dénouage du nœud ou par la mise en place d’un nœud qui n’est pas borroméen. Or, un nœud non-borroméen peut tenir, parfois, pour toute la vie du sujet.

La clinique de la psychose ordinaire nous démontre qu’il y a des sujets qui peuvent tenir sans s’appuyer sur le Nom-du-Père. Le Nom-du-Père qui était le pivot de l’ordre symbolique, ne devient qu’une solution de nouage parmi d’autres, ne devient qu’un sinthome parmi d’autres.

Dans le dernier enseignement, il convient de savoir ce qui noue la structure du sujet. La réponse est le sinthome. Ce que Lacan accentue dans son dernier enseignement c’est la notion de suppléance nécessaire pour tous, que l’on soit névrosés ou psychotiques.   Ce qui importe à l’èrede l’Autre sans Autre c’est la fonction de nouage, qu’il soit borroméen ou non. Il s’agit d’une clinique pragmatique où ce qui importe c’est le fait que ça fonctionne ou que ça ne fonctionne pas.

Quels sont les outils théoriques qui ont permis à Lacan de passer au-delà du père ? C’est d’abord la barre dans l’Autre, le S(A) barré et puis ses développements sur la sexualité féminine.

i.S(A) barré

Lacan conceptualise la psychose au séminaire III, comme un trou, un manque au niveau du signifiant. À la fin du séminaire,il précise que c’est le signifiant être père, que le sujet ne peut pas assumer. Dans son écrit sur la psychose et le séminaire V qui est son contemporain, il développe sa doctrine de la forclusion du Nom-du-Père, le Nom-du-Père étant une instance de garantie, le signifiant de l’Autre en tant que lieu de la loi.

Lacan développe sa théorie de la psychose en établissant le Nom-du-Père comme Autre de l’Autre. Mais en 26 mars 1958, lors de son séminaire V, il introduit la barre dans l’Autre.

Si donc Lacan construit le concept du Nom-du-Père à l’époque de la complétude de l’Autre, que devient le Nom-du-Père dans l’époque de l’inconsistance de l’Autre ? Avant de tenter d’amorcer une réponse à cette question, je veux dire deux mots sur le deuxième outil théorique qui a permis à Lacan de passer au-delà du père qui n’est autre que la sexualité féminine.

ii. La sexualité féminine

Les êtres qui se placent du côté femme ont rapport à une autre jouissance non pas complémentaire, mais supplémentaire. Dans la position féminine, il y a une jouissance, au-delà du phallus.

Si dans son dernier enseignement Lacan a mis en question la métaphore paternelle, ce n’était que grâce à la sexualité féminine. Pour qu’il puisse se retrouver avec la sexualité féminine, il a dû aller au-delà de Freud, ce qui l’a conduit à un questionnement sur la psychose et le Nom-du-Père.

Miller estime que le tout dernier enseignement de Lacan explore l’au-delà de l’Œdipe non pas au seul bénéfice de la femme, mais de tout être parlant : Lacan a pu dégager le sinthome parce qu’il a généralisé la formule du pas pour tout x, phi de x. Pour tout être parlant, il y a une part de jouissance qui échappe au phallus, qui n’entre pas dans le symbolique.

Jusqu’au dernier enseignement, le régime de la jouissance était conçu à partir du mâle alors que dans le dernier enseignement, c’est à partir du féminin que la jouissance est conçue. « La jouissance comme telle est la jouissance non œdipienne, c’est-à-dire conçue comme soustraite, ou comme en dehors de la machinerie de l’Œdipe[8]. »

L’étude de la sexualité féminine a permis à Lacan de lever le voile sur cette jouissance où se situe le sinthome, jouissance que Miller nomme d’addiction, et qui n’a de rapport qu’avec l’Un tout seul, le S1 sans le S2.

L’au delà de l’Œdipe

Dans Les Non-dupes errent Lacan marque un tournant important par rapport à la conception du Nom-du-Père. En tenant compte des changements sociaux ainsi que le point de l’histoire où il était, il affirme qu’au Nom-du-Père se substitue le nommer à. On assiste alors à une transformation du Nom-du-Père. Le social prend la prévalence et ce qui compte c’est la nomination à une place sociale.

Dans le dernier enseignement le Nom-du-Père change de statut. Père-version et symptôme sont deux caractéristiques majeures que Miller attribue à la fonction du père. Lacan entend la fonction du symptôme comme une formulation mathématique : F(x). À la place du x, peuvent se placer divers éléments.

La père-version de l’autre coté souligne le caractère unique du désir du père. « Un père n’a droit au respect, sinon à l’amour que si le dit amour, le dit respect, est […] père-versement orienté, c’est-à-dire fait d’une femme, objet α qui cause son désir[9] », nous dit Lacan. Le désir du père doit être orienté par son fantasme. La père-version nous indique avant tout que le père n’est pas l’Autre de la loi. Il est un sujet, avec un désir régulé par un fantasme. Si la perversion, dans sa définition généralisée, est ce qui résiste à la normalisation, la père-version atteste que le désir du père est unique et non pas normalisé.

Ce qui fait un père ce n’est que la singularité de son désir. C’est cela la père-version. Cette singularité du père est perverse. « Elle est perverse en ceci qu’elle dément et récuse toute norme, tout standard, tout pour tout x[10]. »

La père-version est pour Miller une réduction et une désublimation du père, c’est une remise du père au niveau du symptôme. De l’autre côté, la père-version veut dire qu’il n’y a que des versions du père. « C’est dire que l’essence qu’on appelle le père, et précisément le Nom-du-Père […] n’existe pas. Dans la pratique de l’analyse, il n’existe que des pères singuliers[11]», nous dit Miller.

À la fin de l’enseignement de Lacan l’accent n’est plus porté sur le Nom-du-Père en tant que signifiant, mais en tant que place. A la place du Nom-du-Père vient se loger tout ce qui donnera du sens au réel. Comme l’affirme Miller, « tout ce qui fait sens, finalement, joue le jeu du Nom-du-Père[12] ».

Il existe alors des solutions non standard, des symptômes qui nouent le réel, le symbolique et l’imaginaire qui ne sont pas le Nom-du-Père de tradition. D’autres éléments que ce Nom-du-Père, peuvent remplir cette fonction. Autrement dit, la fonction de nouage peut être remplie par des solutions sans l’appui du Nom-du-Père, si en fait Le Nom-du-Père existe. Ces solutions permettent au nœud du sujet de tenir.

3. L’invention du terme psychose ordinaire

Miller introduit la psychose ordinaire comme : « la psychose compensée, la psychose supplémentée, la psychose non-déclenchée, la psychose médiquée, la psychose en thérapie, la psychose en analyse, la psychose qui évolue, la psychose sinthomée[13] ».

Il construit alors une opposition entre les psychoses de type chêne et les psychoses de type roseau. Les psychoses de type chêne sont les psychoses où il y a un franc déclenchement tandis que les psychoses de type roseau sont celles où il n’y a pas de franc déclenchement. Les psychoses ordinaires appartiennent principalement dans cette deuxième catégorie. « Lorsque la structure tient plutôt sous l’aspect roseau, que le sujet a élaboré un symptôme en glissade, à la dérive, le cas ne prête pas à un franc déclenchement[14] », nous dit Miller.

C’est depuis la conversation d’Arcachon que la discussion des deux formalisations de la clinique a été esquissée. La première formalisation est structuraliste, discontinuiste et catégorielle tandis que la deuxième est borroméenne, continuiste et élastique, et son fondement est la forclusion généralisée. Je clarifie d’emblée que la clinique borroméenne est continuiste seulement d’un certain point de vue. Ceci dit, que j’évoque la continuité non pas dans le sens du passage de la névrose à la psychose et vice versa, mais seulement dans le sens de la forclusion généralisée : nous sommes tous traumatisés, tout un chacun est obligé d’inventer quelque chose, standard ou pas, pour parer au trou.

Alfredo Zenoni se réfère à un certain nombre de problématiques cliniques –répétition à la dérive, incertitude, indécision, hésitation, refus de sexualité, insupportable de la séparation, jalousie insurmontable, absence de projets, pensée envahissante, repli, angoisse, phobie –qui ne présentent pas de différences structurales mais seulement des différences quant à l’intensité, le degré, la modalité d’un sujet à l’autre. En fait, il s’agit des problématiques qu’on rencontre aussi bien dans la névrose que dans la psychose. Alfredo Zenoni affirme :

« Et elles se rencontrent tant dans l’une que dans l’autre parce qu’elles renvoient toutes à un défaut plus général que celui qui motive la répartition névrose/psychose, un défaut qui concerne la constitution même du parlêtre : le défaut d’un programme qui traiterait la jouissance, sans reste[15]. »

Le trait distinctif de la première formalisation est l’existence ou non du Nom-du-Père. Pour la seconde formalisation, l’élément différentiel n’est pas facile à préciser. « Nous avons plutôt une gradation qu’une opposition tranchée[16]. » Cependant, Jacques-Alain Miller construit une opposition concernant cette seconde formalisation. Il s’agit de l’existence ou de l’absence du point de capiton. Il nous explique que la généralisation de la forclusion amène à une généralisation du Nom-du-Père. En fait, c’est le point de capiton qui généralise le Nom-du-Père. On passe donc du Nom-du-Père au point de capiton.

La question de la continuité concerne alors la forclusion généralisée. Tout un chacun est obligé d’inventer ce qu’il peut, standard ou pas, universel ou particulier, pour parer au trou de la forclusion généralisée. Dans ce sens, la distinction entre la névrose et la psychose n’a pas de sens, puisque ce qui compte c’est l’invention du sujet, la suppléance qu’il élaborera. Ce qui ne signifie pas que cette différence n’existe pas. Elle peut bien exister, mais ce n’est pas elle qui importe. Ce qui importe dans la clinique contemporaine ce n’est pas la présence ou l’absence du Nom-du-Père de la tradition, mais le nouage. Il n’est plus question du il y a ou il n’y a pas mais de : comment ça se noue pour chaque sujet.

Dans cette même perspective, la seule chose qui compte pour un sujet c’est le traumatisme. L’être humain est un être traumatisé par quelque chose d’inassimilable et d’irréductible. Selon Jacques-Alain Miller, Tout le monde est fou, va au-delà de la clinique c’est-à-dire au-delà de la distinction névrose-psychose : « Ce tout le monde est fou pointe vers un au-delà de la clinique. Ҫa dit que tout le monde est traumatisé, qu’il y a quelque chose qui est pour tout le monde[17] », affirme-t-il. Ce quelque chose qui vaut pour tout être parlant, c’est un trou. Il s’agit d’un trou qui est de l’ordre de la nécessité. Ce trou est alors au niveau de l’universel.

Après l’invention du terme de psychose ordinaire, une nécessité s’est révélée. Celle d’essayer de cerner ses caractéristiques. Deux articles constitueront mon fil conducteur pour essayer de démarquer le terme de psychose ordinaire : le premier, « Éléments pour une appréhension clinique de la psychose ordinaire », a été rédigé par Jean-Claude Maleval en 2003 mais resté inédit, le deuxième est l’intervention de Jacques-Alain Miller en juillet 2008 au séminaire anglophone de Paris portant sur la psychose ordinaire.

4. Éléments pour une appréhension clinique de la psychose ordinaire

Jean-Claude Maleval décrit et analyse une série de traits – dérégulation de la jouissance, absence de fantasme fondamental, sentiment d’absence de direction personnelle, incapacité à choisir, flottement sans but dans l’existence, absence du signifiant-maître et du trait unaire, fonctionnement comme si, déconnexion de la pensée et de la vie affective, discrets indices du pousse-à-la-femme, discrètes émergences des vocables néologiques, mésusage du signifiant, pétrification du sujet sous un signifiant, incapacité à parer à la malignité de l’Autre, absence d’étoffe symbolique etc. –qu’il regroupe en trois catégories: indices de la non-extraction de l’objet α, défaillances discrètes du capitonnage, et troubles de l’identité et prévalence des identifications imaginaires. C’est-à-dire qu’il aborde les signes infimes de la forclusion par des troubles aussi bien de l’imaginaire que du réel et du symbolique.

Il appelle la clinique de la psychose ordinaire, « clinique discrète de la forclusion du Nom-du-Père » et dégage trois aspects qui concernent la défaillance du nouage. Quand cette défaillance porte sur le réel, elle concerne la non-extraction de l’objet; les défaillances liées au symbolique portent sur le capitonnage tandis que lorsque défaille l’imaginaire, prédominent les identifications imaginaires.

Pour le diagnostic de la psychose ordinaire, il nous propose « d’une part de dégager les signes de défaillance du nouage borroméen de la structure, d’autre part de discerner par quel moyen ce défaut vient à être imparfaitement compensé[18] ». Nous remarquons alors que la défaillance du nouage prend le pas sur la forclusion du Nom-du-Père. Ou plus spécifiquement, la forclusion du Nom-du-Père est traduite en termes de défaillance de nouage. Essayons de voir ces trois catégories.

i. Indices de la non-extraction de l’objet α :

Ces indices concernent les connexions inadéquates du réel au symbolique et à l’imaginaire. Maleval mentionne l’émergence d’une jouissance hors-limite qui est l’indice d’une dérégulation de la jouissance. Cette jouissance peut se manifester comme un bonheur inouï ou comme des troubles hypocondriaques.

Une autre conséquence de la non-extraction de l’objet α est l’impossibilité de l’instauration du fantasme fondamental. Les indices de cette carence sont trois : le sentiment d’absence personnelle, le sujet ne peut pas s’orienter dans sa vie ; la labilité des symptômes qui n’ont pas de racines symboliques et ne ressortent pas d’une logique fantasmatique mais de l’imaginaire ; l’incapacité de parer à l’Autre méchant : « Quand la fonction du fantasme s’avère si radicalement carente, rien ne protège le sujet d’une confrontation à la jouissance de l’Autre[19]. » Le sujet devient alors l’objet de l’Autre, il est l’objet de sa jouissance. Cet indice affecte le lien social du sujet, puisque cette incapacité de parer à la malignité de l’Autre conduit parfois au repli ou à l’inertie. Maleval affirme :

« L’impression frappante d’inconsistance donnée par certains sujets psychotiques, dès les premiers entretiens, souvent associée à de discrètes diffluences de la pensée, et à un flottement sans but dans l’existence constituent des indices assez manifestes de la carence du fantasme fondamental[20]. »

Cette inconsistance va de la dépression à la mythomanie, mais le plus souvent elle reste discrète grâce au branchement sur un proche.

Je vais faire une parenthèse pour évoquer la clinique du désert puisqu’elle constitue une conséquence de la non-extraction de l’objet α. Les caractéristiques de la clinique du désert sont trois : le flottement existentiel, la latence d’un Autre jouisseur et menaçant, et la dynamique trouvée par l’étayage sur les proches.

« Cette clinique du désert, nous y sommes souvent confrontés au temps de la mise en évidence de l’inexistence de l’Autre. Les sujets qui sont dépourvus des deux boussoles majeures qui constituent le fantasme fondamental et le signifiant-maître, révèlent aujourd’hui une inconsistance et un désarroi jadis tempérés par de solides idéaux largement partagés[21]. »

Les sujets appartenant à la clinique du désert ont des affinités avec les sujets mélancoliques. Quand aucun signifiant-maître ne mobilise le sujet, quand le fantasme défaille et ne donne pas une armature au désir du sujet, la culpabilité et l’identification au déchet sont assez marquantes. De plus, dans la clinique du désert on observe une inconsistance du trait unaire et de la subjectivité. Ainsi le sujet s’identifie au déchet ce qui désigne son état S0, qui est différent du S barré.

Jacques-Alain Miller tente d’articuler le S0 et l’objet rien et affirme que :

« [...] si nous quittons les rives connues où se répartissent névrose et psychose, nous avons besoin de mathèmes, de repères, d’instruments. S0 en est un, qui remet à l’ordre du jour l’objet α comme rien dans l’abord de la psychose ordinaire : il semble à la fois lui être attaché et d’une certaine façon lui donner son statut[22] ».

L’objet α comme rien est cause de désert et du non-désir. Je ferme la parenthèse.

L’émoussement affectif constitue un troisième indice de la non-extraction de l’objet α. Les affects sont mal ressentis ou pas ressentis du tout, le sujet est incapable d’établir une connexion entre sa pensée et sa vie affective. L’anhédonisme, l’apathie, l’affect inapproprié ont été décrits comme des signes de la schizophrénie par plusieurs psychiatres.

Les ébauches du pousse-à-la-femme et le signe du miroir sont les deux derniers indices qui concernent des troubles liés au réel. Pour le premier, la crainte d’être homosexuel constitue un indice discret tandis que pour le deuxième Maleval souligne « qu’il est corrélatif d’une délocalisation de la jouissance, et d’une carence de la fonction du trait unaire à porter sa marque sur l’objet α[23] ».

ii. Défaillances discrètes du capitonnage :

Ces défaillances concernent des troubles de la pensée et du langage qui impliquent des erreurs de nouage entre le symbolique et les autres registres. Les défaillances du capitonnage attestent des ruptures de la chaînesignifiante : le bouclage rétroactif devient problématique, le point d’arrêt défaille, la métaphore s’avère problématique. Ainsi, on peut observer des néologismes sémantiques ou des mésusages des signifiants.

« Que la chaîne signifiante puisse se briser, se relâcher, perdre sa consistance chez des sujets de structure psychotique, en l’absence de troubles majeurs, nous en trouvons l’indice en certaines intrusions fugitives de mots parasites dans la pensée, ainsi qu’en de discrètes émergences de vocables néologiques dans la parole[24]. »

Par ailleurs, plusieurs sujets psychotiques admettent leur goût pour les jeux de la lettre. Le relâchement de la consistance de la chaîne signifiante amène le sujet psychotique vers la jouissance de la lettre. Il s’agit d’un usage du signifiant déconnecté de la chaînesignifiante où est plutôt mise en évidence sa dimension matérielle que sa dimension signifiante.

iii. Troubles de l’identité et prévalence des identifications imaginaires :

Il s’agit de tous les troubles qui affectent l’imaginaire. Ainsi Maleval rapporte des cas desujets qui se plaignent de la perte de l’assise de leur identité, qui imitent les autres, qui sont comme une éponge, qui se sentent superficiels, qui sont incapables de choisir, sans jugement et préférences personnelles, dépendants des autres, sans intentionnalité. Bien évidemment, les personnalitéscomme siet les compensations imaginaires qui vont du branchement sur un proche à l’imposture pathologique, ont une place importante dans les troubles qui affectent l’imaginaire. Par ailleurs Maleval affirme :

« Les identifications imaginaires non soutenues par le trait unaire constituent un signe clinique de première importance, car elles répondent aux deux données exigées pour le discernement de la psychose ordinaire : elles témoignent et d’une faille subjective et de la compensation de celle-ci[25]. »

Mais toutes les identifications imaginaires ne possèdent pas la même stabilité. Il y a des compensations qui tiennent toute une vie et d’autres qui se défont à la moindre occurrence. Pour qu’une identification imaginaire puisse tenir, il faut quelques conditions. Quand l’identification est porteuse d’idéal, elle parvient à limiter la jouissance. De même, une identification imaginaire est plus stable quand elle est connectée avec le réel.

5. Effet retour sur la psychose ordinaire

En 2008 Jacques-Alain Miller choisit le titre Psychose ordinaire pour le séminaire anglophone de Paris. Bien qu’il ne s’agisse pas d’une catégorie que Lacan a créée, Miller la considère comme une catégorie clinique lacanienne dérivée de son dernier enseignement.

La psychose ordinaire est alors une conséquence directe des dernières avancées de Lacan sur la psychanalyse. D’emblée, Miller nous pose clairement que « la psychose ordinaire n’a pas de définition rigide[26] ». Il ne s’agit pas d’un concept. Il s’agit de l’invention d’un mot, d’une expression, d’un signifiant. Il ne nous livre pas un savoir-faire, il esquisse une définition pour attirer les différents sens autour de ce signifiant.

Mais pourquoi a-t-il inventé ce syntagme ? C’est lui-même qui nous donne la réponse : « c’était pour esquiver la rigidité d’une clinique binaire –névrose ou psychose[27] ». La psychose ordinaire c’est une façon d’introduire, du côtéde la psychose, « le tiers exclu ».

La psychose ordinaire est déduite en l’absence depreuves de la névrose. Quand un clinicien ne reconnaît pas les signes de la névrose, Miller nous invite à dire qu’il s’agit d’une psychose ordinaire : « Si vous ne reconnaissez pas la structure très précise de la névrose du patient, vous pouvez parier ou vous devez parier que c’est une psychose dissimulée, une psychose voilée[28]. » On parle alors de psychose ordinaire quand il n’y a pas des phénomènes extraordinaires de la psychose, ni la constance, la stabilité et la répétition du même de la névrose. Il s’agit d’une clinique d’intensité et de tonalité. Miller nous invite à chercher dans la psychose ordinaire le « désordre au joint le plus intime du sentiment de vie chez le sujet ». Il s’agit d’une clinique des petits indices de la forclusion.

Il organise ce désordre à trois niveaux et parle alors d’externalité sociale, corporelle et subjective. L’externalité sociale concerne la relation du sujet avec la réalité sociale. Sur son versant négatif, le clinicien peut noter une impuissance ou incapacité du sujet à assumer sa fonction sociale, une difficulté d’ajustement ou encore des débranchements ou déconnections sociales. Sur le versant positif, la suridentification constitue une boussole.

En ce qui concerne l’externalité corporelle Miller affirme : 

« Le désordre le plus intime, c’est cette brèche dans laquelle le corps se défait et où le sujet est amené à s’inventer des liens artificiels pour se réapproprier son corps, pour serrer son corps à lui-même. Pour le dire en terme mécanique, il a besoin d’un serre-joint pour tenir avec son corps[29]. »

L’externalité subjective se repère dans la nature non dialectique de l’expérience du vide et dans la fixité de l’identification réelle et non dialectique du sujet avec l’objet α comme déchet.

Mais ce qui est d’un grand intérêt dans cet exposé, c’est les conséquences théoriques de la psychose ordinaire. Pour Miller, ces conséquences vont dans deux directions. D’un côté, vers un affinage du concept de la névrose, de l’autre vers une généralisation de la psychose. Pour poser le diagnostic de névrose, le clinicien a besoin de certains critères :

« d’une relation au Nom-du-Père – pas un Nom-du-Père –; vous devez trouver quelques preuves de l’existence du moins phi, du rapport à la castration, à l’impuissance et à l’impossibilité ; il doit y avoir – pour utiliser les termes freudiens de la seconde topique – une différentiation nette entre le Moi et le Ҫa, entre les signifiants et la pulsion ; un surmoi clairement tracé[30]. »

Si on ne trouve pas ces signes chez un sujet, il ne s’agit pas d’une névrose. L’autre direction qui concerne la généralisation de la psychose signifie que Le Nom-du-Père n’existe pas, qu’il n’est qu’un prédicat.

« C’est toujours un élément spécifique parmi d’autres qui, pour un sujet spécifique, fonctionne comme un Nom-du-Père. Donc, si vous dites cela, vous effacez la différence de la névrose d’avec la psychose[31]. »

Une manière de saisir alors la psychose ordinaire est d’avancer qu’il s’agit d’une psychose voilée jusqu'à son déclenchement. Dans cette perspective, la psychose ordinaire serait une psychose avant le déclenchement. Mais cette manière de saisir la psychose ordinaire n’est pas la seule. Miller nous explique qu’il y a des psychoses qui ne se déclenchent pas. «Vous avez une différence entre les psychoses qui peuvent être déclenchées et celles qui ne le peuvent pas[32]», dit-il. Et ça c’est le pas de plus qui nous invite à comprendre. Il avoue que pendant des années il était contre l’idée d’une psychose non-déclenchée. Mais, comme il affirme,  « les faits cliniques sont là. Lorsque vous avez une psychose qui se déclenche, la période qui précède est une période de psychose non déclenchée[33] ». Cependant, il continue : 

« Mais le pas de plus est de comprendre que certaines psychoses ne mènent pas vers un déclenchement : des psychoses avec un désordre au joint le plus intime, qui évoluent sans bruit, sans explosion, mais avec un trou, une déviation ou une déconnection qui se perpétue[34]. »

6. Pour conclure

La pluralisation du Nom-du-Père indique que d’autres éléments que le Nom-du-Père peuvent remplir la fonction de nouage du réel du symbolique et de l’imaginaire. Le Nom-du-Père n’est qu’un parmi d’autres. Et en fin de compte le Nom-du-Père n’est qu’un symptôme.  Comme l’affirme Sophie Marret-Maleval :

« Lacan réduit, dans son dernier enseignement, le Nom-du-Père au noyau du symptôme soit à une fonction de nomination du réel –à partir duquel se nouent les éléments de la structure du sujet (réel, symbolique, imaginaire)[35]. »

Pour parler en termes borroméens, si ce qui assure le nouage du réel, du symbolique et de l’imaginaire dans la névrose est la fonction du Père, le Père comme nom et comme nommant, dans la psychose les choses se présentent de manière différente. Là où le sujet ne peut pas s’appuyer sur la fonction du Père, il s’appuie sur un sinthome qui fonctionne comme un Nom-du-Père.

Il convient de savoir désormais, ce qui permet le nouage des trois registres chez un sujet, c’est-à-dire ce qui constitue unpoint de capiton pour lui. Parmi les points de capitons, il y a le Nom-du-Père, mais il n’est pas le seul, ni le bon, il y en a d’autres. Ce point de capiton, qu’il soit le Nom-du-Père ou non, est la réponse que donne le sujet à un fait de structure, qui est aussi un phénomène transtructural : le fait que le rapport sexuel n’existe pas. On peut donner aussi d’autres noms à ce fait de structure : La femme n’existe pas, le réel est sans loi, tout ne peut pas être dit, toute la jouissance ne se résorbe pas sous le phallus. Il n’y a pas une connexion naturelle entre le S1 et le S2. Tout sujet est obligé d’inventer sa propre réponse, qu’elle soit banale ou pas. Banale ou pas, il s’agit d’une réponse toujours délirante. C’est le principe du tout le monde est fou. La forclusion concerne tout le monde. Pour tout un chacun, il y a un indicible qui n’est pas passé par le signifiant, qui n’a pas subi l’apprivoisement du Nom-du-Père. Tout un chacun invente ce qu’il peut pour combler ce trou.

Pour tout un chacun, il y a un élément qui n’est pas symbolisé. Cette perspective est celle de la forclusion généralisée. Du point de vue de la forclusion restreinte, celle qui est spécifique de la psychose, dans le dernier enseignement, l’accent n’est plus porté sur ce qui manque, mais sur ce qui fonctionne. En effet, il ne s’agit plus d’affirmer qu’il y a un défaut supplémentaire ou spécifique dans la psychose, mais de souligner que ce défaut peut être suppléé par une autre réponse que celle du Nom-du-Père.

 


[1]Maleval Jean-Claude, « Éléments pour une appréhension clinique de la psychose ordinaire », séminaire de la découverte freudienne, 18-19 janvier 2003, inédit, disponible sur internet, p.3
[2]Deffieux Jean-Pierre, «Y a-t-il encore des névrosés?», Lettre mensuelle, Bulletin de l’ECF, no 263, 2007, p.19
[3]Ibid.
[4]Mazzotti Maurizio, «Psychose ordinaire »,  Scilicet, Les objets a dans l’expérience psychanalytique, Paris, Ecole de la Cause Freudienne, 2008, p.350
[5]Miller Jacques-Alain, «Vers PIPOL 4», Journées PIPOL le 30 juin et le 1 juillet 2007, Paris, inédit, disponible sur internet
[6]Maleval Jean-Claude, « Du fantasme chez le sujet psychotique. De sa carence et de ses tenants- lieu », Actes du Pont Freudien, no 29, 2010, p.108
[7]Brousse Marie-Hélène, «La psychose ordinaire», Lettre mensuelle, Bulletin de l’ECF, no 272, 2008, p.4
[8]MILLER Jacques-Alain, L’Être et l’Un (2011), enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’Université Paris VIII, cours inédits, cours du 2 mars 2011
[9]Lacan Jacques, séminaire XXII (1974-1975), RSI, inédit, séance du 21 janvier 1975
[10]Miller Jacques-Alain,L’Être et l’Un (2011), op.cit., cours du 4 mai 2011
[11]Ibid., cours du 25 mai 2011
[12]Miller Jacques-Alain,Illuminations profanes (2005-2006), enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’Université Paris VIII, cours inédits, cours du 1 mars 2006
[13]MILLER Jacques-Alain, « Clinique floue » (1998), La psychose ordinaire, Paris, Agalma-Seuil, 1999, p.230
[14]Miller Jacques-Alain, « Psychoses chêne et roseau », La psychose ordinaire, op.cit., p.276
[15]Zenoni Alfredo, « Apres l’Œdipe que devient la psychose ? », Quarto, Revue de psychanalyse, no 104, 2013, p.92
[16]Miller Jacques-Alain, « Ouverture », La conversation d’Arcachon, Paris, Agalma-Seuil, 1997, p.154
[17]Miller Jacques-Alain, La vie de Lacan (2010), enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’Université Paris VIII, cours inédits, cours du 17 mars 2010
[18]Maleval Jean-Claude, « Éléments pour une appréhension clinique de la psychose ordinaire », op.cit., p.20
[19]Ibid., p.24
[20]Ibid., p.25
[21]Maleval Jean-Claude, « Déprise sociale paradoxale et clinique du désert », Situations subjectives de déprise sociale, collectif, sous la direction de Jacques-Alain Miller, Paris, Navarin -Seuil, 2009 p.46
[22]Miller Jacques-Alain, « Clinique du désert », Situations subjectives de déprise sociale, op.cit., p.169-170
[23]Maleval Jean-Claude, « Éléments pour une appréhension clinique de la psychose ordinaire », op.cit., p.25
[24]MILLER Jacques-Alain « Effet retour sur la psychose ordinaire » (2008), in Quarto, Revue de psychanalyse, n°94/95, 2009, p.36
[25]Ibid., p.41
[26]Ibid., p.41
[27]Ibid., p.41
[28]Ibid., p.42
[29]Ibid., p.46
[30]Ibid., p.47
[31]Ibid.
[32]Ibid., p.48
[33]Ibid., p.49
[34]Ibid.
[35]Marret-Maleval Sophie, « Mélancolie et psychose ordinaire », La Cause freudienne, no 78, Paris, Navarin, p.248