Dossia Avdelidi
Le désir d’être réveillée vs le désir de réveiller
Ce qui distingue la position psychanalytique, nous dit Lacan, c’est de ne pas participer aux passions de l’amour, de la haine et de l’ignorance. J’ajouterai une autre passion, celle du désir. Non pas le désir de l’analyste qui découle justement du désir d’être arraché au plan du rêve, c’est-à-dire du désir d’être réveillé, mais du désir dans sa forme la plus impure qui découle du fantasme.
Pierre est un sujet de 37 ans tourmenté par ses pensées. Il est en conflit avec elles. Il m’a rendu visite pour la première fois il y a quatre ans, anéanti après une séparation. Sophie avait tout ce qu’il aurait pu désirer d’une femme mais il n’a pas pu l’apprécier. Il se mortifiait progressivement dans la relation, jusqu’à ce qu’elle le quitte. Il ne désirait rien faire avec elle, il s’ennuyait. Ce n’est qu’une fois qu’ils se sont séparés qu’il a réalisé ce qu’il avait perdu. Mais il était trop tard, une fois de plus. Il m’explique alors son drame, un drame qui se répète depuis toujours. Depuis l’âge de 4 ans, je tombe amoureux de femmes que je ne peux pas avoir, dit-il.
Il n’est pas tombé amoureux de Sophie, ce qui, pour lui, pose problème. Il court toujours après une femme qui le rejette, et c’est alors qu’apparaît une femme qui veut de lui. Il consent à une relation avec la seconde mais elle finit toujours par le quitter car il ne peut rien donner dans la relation en question. Pour pouvoir aimer et donner, la femme ne doit pas tomber amoureuse de lui la première. La place de l’objet du désir, à laquelle chaque femme qui tombe amoureuse de lui le place, lui est insupportable. La demande et le désir de l’Autre lui sont insupportables. L’Autre doit être un désert de jouissance selon son exigence subjective. Pour pouvoir désirer une femme, il faut que ce soit lui qui lui court après, c’est-à-dire qu’elle ne doit pas désirer. Or il ne pourchasse jamais la femme qu’il dit désirer. L’inhibition est totale.
Pierre est englué dans un choix qui est toujours le même. Comme le dit Jacques-Alain Miller, l’amour est une répétition. Sa condition d’amour est que la femme ne désire pas, qu’elle soit indisponible.
Il se sent insignifiant face à une femme qui meut son désir. Chaque fois qu’il rencontre une femme qui lui plaît, il se dit : je ne suis pas fait pour elle. D’ailleurs faire la cour à une jolie femme n’a pas de sens, comme il dit, parce que tout d’abord tout le monde lui fait la cour donc automatiquement il apparaît comme quelqu’un d’envieux, ensuite parce que s’il lui fait la cour on considèrera qu’il le fait pour sa beauté, donc le voilà de nouveau en position d’envieux. Troisièmement une jolie femme se lasse de voir des hommes lui faire sans cesse des avances. Enfin une jolie femme est toujours prise, donc il n’y pas de raison d’essayer. Celle qu’il désire est par définition impossible à conquérir.
Pierre ne peut soutenir son désir que lorsqu’il est impossible. Il est toujours hors-jeu. Il doit se tenir à une certaine distance de son désir pour que celui-ci subsiste. En effet, il introduit toujours une distance entre lui et l’objet. Et finalement son désir s’évanouit à mesure qu’il s’en approche. Comme nous dit Lacan : « rien de plus difficile que d’amener l’obsessionnel au pied du mur de son désir »[1] . La stratégie de Pierre consiste à maintenir son désir dans un impossible.
De surcroît le doute le tourmente. Comment savoir s’il n’y en a pas de meilleure ? S’il s’engage avec l’une, il perd toutes les autres. Or il ne veut rien perdre. Le ou l’un… ou l’autre lui est impossible. Il ne peut pas choisir. Ainsi, il ne fait rien. S’il s’avance avec l’une il se demande s’il ne serait pas mieux avec une autre. Il ne supporte pas les alternatives parce qu’il ne sait pas quoi choisir. Il ne peut pas se décider, c’est-à-dire qu’il ne peut soutenir aucune position subjective. Il est déchiré par le doute et l’indétermination, il lui est impossible de conclure. Le signifiant qui l’épargnerait de ses dilemmes lui manque. Cela transparaît aussi dans un rêve où il se retrouve au moment des élections ne sachant pas quoi voter, ou encore à travers le fait qu’il a trois emplois différents parce qu’il ne peut pas trancher et choisir le meilleur.
Pierre parle mais il n’entend pas ce qu’il dit. Il n’est pas divisé par l’inconscient. Souvent, il parle pour ne rien dire et il est peu sensible non seulement à mes interventions mais aussi à ses formations de l’inconscient. Parfois j’ai l’impression qu’il ne s’adresse pas à moi mais qu’il se parle à lui-même. Pas même un lapsus retentissant n’est capable de l’ébranler. Ainsi, voulant dire qu’il craint d’être rejeté par la femme qu’il désire, il dit : J’ai peur de lui plaire. Et de rectifier aussitôt : euh… erreur, je voulais dire de ne pas lui plaire. La scansion de ma part n’a aucun effet, aucune surprise.
Il n’entend pas même ce qu’il dit par moment : qu’il ne peut avoir la femme qu’il veut au risque de perdre sa liberté, qu’il a peur de désirer une femme ou encore que ce désir le dénude, exactement comme la première fois où il a désiré. À l’école maternelle une fillette lui plaisait. Sa mère l’a annoncé à la fillette en question devant lui et en présence de ses parents à elle. Il s’est senti mis à nu. La fillette était amoureuse d’un de ses camarades. Il reconnaît depuis lors le côté impossible de son désir. À l’école, Pierre était selon ses dires une tête-à-claque. Il ne jouait pas au foot comme les autres garçons et n’était ainsi pas très apprécié. Les autres enfants ne jouaient pas avec lui, il était petit de taille et les garçons l’agressaient devant les jeunes filles qui lui plaisaient.
Il ne supporte pas la rivalité avec les autres hommes. Il veut s’entendre avec tout le monde. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il a quitté son métier, la cuisine. Il ne supportait pas le côté macho de la cuisine. Lorsqu’il s’est tourné vers la diététique, il était reconnaissant de se retrouver au milieu de femmes. Il n’aime pas la rivalité avec les autres hommes. Il se sent incapable. Il a l’impression qu’il va perdre. Avec les femmes il n’y a pas de rivalité, c’est pourquoi il les préfère.
Récemment Pierre s’est retrouvé une fois de plus pris entre deux femmes. D’un côté il y a A. à qui il tente de dire depuis trois ans qu’elle lui plaît, c’est la femme trophée, le Saint Graal comme il dit. Il s’agit d’une femme impressionnante qui plaît à tous les hommes mais stupide et frivole. Il s’imagine la façon dont les autres hommes le regarderaient s’ils le voyaient avec elle. Et de l’autre il y a B., une femme qui est entrée dans sa vie et qui lui fait les yeux doux mais qu’il n’a pas eu le temps de désirer comme il dit. B. est une jolie femme intelligente et qui a tout ce qu’il a toujours recherché chez une femme.
Et alors qu’il entretient finalement une relation avec B. qu’il ne désire pas, son être est ailleurs. Il rêve d’Α. Est-ce que c’est parce que je ne peux pas l’avoir ? se demande-t-il. Or Β. a par ailleurs tout ce qu’il veut. Il sait que s’il la perd il réalisera à quel point il la voulait. Mais ce sera trop tard, comme il dit puisqu’il aura réussi à mortifier le désir de la jeune femme pour lui. Il vise, à son insu, la destruction du désir de l’Autre.
Et c’est là que commence mon propre drame. Comment en effet déranger ce jeu d’échappe ? C’est avec cette question que je vais voir mon contrôleur qui m’écoute attentivement avant de me répondre : Vous n’avez rien à désirer à sa place.
Lacan souligne que l’analyste intervient dans la mesure où l’analysant rêve. S’agit-il de réveiller l’analysant ? Mais, répond-il, l’analysant ne le veut en aucun cas, « il rêve c’est-à-dire tient à la particularité de son symptôme »[2] .
Je souhaitais en effet réveiller Pierre de ce rêve, mettre fin à ces interminables pensées. Je souhaitais que Pierre agisse. Et il s’agissait exactement du même désir que celui que j’avais en face de moi en la personne qui, plus tard, est devenue mon mari. En celui qui considérait qu’il n’était pas fait pour moi et qui prenait ses jambes à son cou chaque fois qu’il éprouvait mon désir. C’est finalement moi qui ai mis fin à son jeu d’échappe lorsqu’un soir je lui dis : Tout ce que je veux c’est qu’on soit ensemble. Là il a entendu deux choses. Premièrement que je prenais en charge mon propre désir sans lui demander quoi que ce soit. Et deuxièmement que si quelque chose tournait mal, il en irait de ma responsabilité et non pas de la sienne. Le comment déranger ce jeu d’échappe ? constituait ma propre question subjective. Il s’agit d’une question provenant de mon désir de réveiller l’autre et non pas du désir de l’analyste de déranger la défense.
L’analyste est celui qui devrait, « s’arracher un tout petit peu au plan du rêve »[3] . Le désir de l’analyste est le désir de réveil[4], mais ce désir n’a rien à faire avec le désir de réveiller l’autre. Le premier découle de l’éthique de la psychanalyse, le second de mon fantasme. La distinction doit être claire pour ne pas que l’analyste passe de la place d’objet qui cause le désir à celle de sujet désirant.