Dossia Avdelidi
Comment contrôler ceux qui croient à la clinique du Tout ?
Mon intention est de vous faire part de mon expérience en tant que contrôleuse d’une équipe de psychologues dans un centre de santé mentale. Comment une analyste lacanienne peut-elle contrôler à la fois un psychothérapeute cognitivo-analytique, une psychothérapeute cognitivo-comportementale, un conseiller philosophique – jusqu’à mon arrivée dans le centre j’ignorais l’existence de ce terme –, une thérapeute systémique et une Gestalt-thérapeute ? Voilà le problème face auquel j’ai été confrontée. Ces praticiens utilisent des techniques – le mot parle de lui-même – totalement contraires à l’éthique de la psychanalyse.
Ainsi ai-je découvert avec stupeur que les cognitivistes proposaient des exercices de masturbation à ceux qui avaient des problèmes sexuels et que leurs conseils ressemblaient davantage à des décrets. Je ne me réfèrerai ici qu’à quelques-unes des techniques utilisées par ces approches. La psychothérapie existentielle visant à surmonter la rupture entre le Moi et le corps utilise des techniques comme la reconnexion avec l’être corporel, le développement d’une plus grande prise de conscience du vécu interne, la kinesthésie (connaissance de la sensation du corps et de ses mouvements) et l’attention émotionnelle à la façon dont on s’exprime avec notre corps.
Pour traiter le trouble d’anxiété généralisée, le psychothérapeute cognitivo-analytique propose des exercices de respiration diaphragmatique, de relaxation musculaire progressive et de relaxation dans l’imaginaire, alors que pour les crises de panique il ajoute aux propositions précédentes l’apprentissage de nouveaux comportements et compétences, des techniques permettant de gérer son temps ou de capter l’attention ainsi que de l’exercice physique. Mais ce qui est particulièrement inquiétant, c’est ce qu’ils nomment intervention ; une intervention qui doit être, concernant notamment les questions sexuelles, tout à fait précise, comme ils le soulignent. Elle comprend la thérapie de couple, l’amélioration de la communication au sein du couple, des techniques de résolution de problèmes, des exercices de focalisation sensuelle, l’utilisation de l’imagination ou d’un matériel érotique quelconque, voire l’intervention à l’aide d’un programme de masturbation ! Quant au conseiller philosophique, il ne croit guère à l’existence de l’inconscient. D’autres tout au moins y croient, même s’ils choisissent simplement de l’ignorer, de l’écarter, de considérer que là n’est pas la question.
Comment donc, à l’époque de l’au-delà de l’Œdipe, à l’époque de l’Un-tout-seul, une lacanienne toute-seule peut-elle se rebeller contre la technique, le protocole, l’orthopraxie et le pour tout x phi de x ? La clinique du pas-tout fut ma réponse.
Jacques-Alain Miller nous invite à substituer à notre croyance au tout, le Un. Il estime que le tout dernier enseignement de Lacan explore l’au-delà de l’Œdipe non pas au seul bénéfice de la femme, mais de tout être parlant : « Ce tout dernier enseignement de Lacan explore donc l’au-delà de l’Œdipe, mais pas au seul bénéfice de la femme, il pose que pas pour tout x, phi de x est aussi bien la loi de l’être parlant comme tel»[1], affirme-t-il. Lacan a pu dégager le sinthome parce qu’il a généralisé la formule du pas pour tout x, phi de x. Pour tout être parlant, il y a une part de jouissance qui échappe au phallus, qui n’entre pas dans le symbolique.
Dans la « Préface à “ l’Éveil du printemps” » Lacan nous enseigne que « si ça rate c’est pour chacun »[2] . Le sexuel fait trou dans le réel pour chacun. Toute la jouissance ne peut pas se signifiantiser. Le rapport sexuel n’existe pas indique l’existence d’un trou. Il y a du non symbolisable.
Jusqu’au dernier enseignement, le régime de la jouissance était conçu à partir du mâle, alors que dans le dernier enseignement c’est à partir du féminin que la jouissance est conçue. « La jouissance comme telle est la jouissance non-œdipienne, c’est-à-dire conçue comme soustraite, ou comme en dehors de la machinerie de l’Œdipe. C’est la jouissance réduite à l’évènement de corps »[3] .
L’étude de la sexualité féminine a permis à Lacan de lever le voile sur cette jouissance où se situe le sinthome, jouissance que Miller nomme d’addiction, et qui n’a de rapport qu’avec l’Un tout seul, le S1 sans le S2. La clinique contemporaine est une clinique du pas-tout.
Au moment où Lacan fonde son école, il met en question le Nom-du-Père. Lacan a créé une École en rupture avec la tradition, l’orthodoxie, l’orthopraxie et le Nom-du-Père. Du désir de Freud de sauver le père, d’un désir soutenu par un fantasme, d’un désir qui n’est pas pur, a procédé une communauté qui a pris la forme d’une Société régie par le principe de l’exception. Il y en a au moins un qui est en position d’exception par rapport à la castration. Mais « le discours analytique, comme nous le rappelle J.-A. Miller, c’est la psychanalyse au-delà de l’Œdipe, autrement dit, la psychanalyse moins le désir de Freud »[4].
C’est cette rupture avec la tradition, l’orthodoxie et l’orthopraxie que nous enseignent les principes directeurs de l’acte analytique présentés par Éric Laurent en 2006 à l’assemblée générale de l’AMP[5] . Je n’en mentionnerai ici que deux :
« Il n’y a pas de cure standard, pas de protocole général qui régirait la séance et la cure psychanalytique ».
« La psychanalyse ne peut déterminer sa visée et sa fin en termes d’adaptation de la singularité du sujet à des normes, des règles, des déterminations standard de la réalité ».
Le premier cas que j’ai été appelée à contrôler est celui d’une névrose obsessionnelle grave. La psychothérapeute cognitivo-comportementale m’explique alors qu’elle ne peut pas faire avancer la cure, qu’elle est bloquée, parce que toutes ses tentatives sont vaines.
Mais voyons le cas de plus près. Il s’agit d’une jeune femme qui présente des symptômes obsessionnels graves. Elle se lave les mains sans cesse, passe des heures aux toilettes et a peur des microbes et des maladies infectieuses, en particulier du SIDA. Elle ne touche à aucune poignée de porte les mains nues. En fait, ce dont elle a peur, c’est de transmettre aux autres un microbe dont elle serait porteuse. Ses symptômes sont apparus un an plus tôt lorsqu’elle a entendu sa sœur dans la chambre voisine faire l’amour. Elle a éprouvé alors le sentiment qu’elle allait se retrouver seule, que sa sœur allait l’abandonner. Il s’agit du moment du déclenchement. De son enfance, elle n’a pas grand-chose à raconter. Pas de névrose infantile.
D’après ce que j’apprends, la sexualité est une question qui pose problème à cette jeune fille. Elle n’a pratiquement jamais eu de relations et ne supporte pas de parler des questions sexuelles. La thérapeute cognitivo-comportementale me dit qu’elle a beaucoup de mal avec la patiente en question car bien qu’elle insiste à lui poser des questions sur sa sexualité, celle-ci ne répond pas. Elle se déclare choquée du fait que cette jeune femme n’a aucun rapport avec sa sexualité, alors que tout le monde en a un. J’essaie de la mettre en rapport avec son sexe mais je n’y arrive pas. Ce n’est pas normal. Elle n’y a jamais touché, me dit-elle. Je crie presque alors d’une voix désespérée : Ne touchez pas à ce qu’elle ne peut pas toucher. L’hypothèse de la psychose ne lui avait même pas traversé l’esprit. Les apparences sont trompeuses : évidence pour nous, terra incognita pour eux.
Tout le monde a un rapport avec sa sexualité est l’axiome avec lequel cette thérapeute cognitivo-comportementale a dirigé cette patiente. Plongée dans les protocoles, les techniques et les contrats thérapeutiques comment trouver le temps de faire face à la singularité du sujet ? Et de quelle singularité parle-t-on puisque les techniques de ces thérapeutes s’appliquent à tous ? Elles sont littéralement pour tout le monde. Les nouvelles de l’au-delà de l’Œdipe ne leur sont sans doute pas parvenues. Peut-être parce que pour que l’on puisse parler de l’époque de l’au-delà, encore faut-il être passé par l’époque de l’Œdipe !
[1]Miller J.-A., L’Être et l’Un, cours du 2 mars 2011 ; inédit.
[2] Lacan J., Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 561.
[3] Miller J.-A., L’Être et l’Un, op.cit.
[4] Miller J.-A., « Petite introduction à l’au-delà de l’Œdipe », in La Cause Freudienne no 21, mai 1992, p. 3, version cd-rom.
[5]Eric, Laurent, Principes directeurs de l’acte psychanalytique, http://www.causefreudienne.net/ecole/textes-fondateurs/principes-directeurs-de-l-acte-psychanalytique